Un cliquetis brisa l'épais silence qui régnait dans la cellule de Filp Asmussa, plongée dans une obscurité profonde. Les énormes blocs de pierre des murs dotaient le bâtiment d'une parfaite isolation phonique. La porte s'ouvrit en grinçant et libéra un flot de lumière crue qui éblouit le guerrier.

La silhouette du chevalier Choud Al Bah, responsable de l'économat et directeur de conscience du guerrier, se découpa à contre-jour dans l'entrebâillement. Ses traits tirés, tendus, trahissaient la fatigue accumulée des deux nuits sans sommeil qu'il avait passées en état de veille quiète afin de soutenir de manière concrète la retraite préchevaleresque de son filleul. Un voile terne, grisâtre, tombait sur le vert d'ordinaire intense et lumineux de ses yeux. Il s'était revêtu de la bure du chevalier, d'un gris foncé encore net, et non de la traditionnelle robe vert sombre dévolue aux membres de l'économat.

Depuis qu'il avait été bouclé dans sa cellule, dont on avait hermétiquement capitonné le haut soupirail à l'aide d'un volet opaque, Filp avait perdu toute notion de temps. Pour qu'aucun élément parasite ne fût en mesure de ramener le futur chevalier aux réalités temporelles, sensorielles, fragmentaires, on le dissociait totalement de son environnement en le cloîtrant dans le silence et l'obscurité complets. Durant ces trois jours, il ne devait se retrouver qu'avec lui-même et s'immerger entièrement dans le lac du Xui. Face à sa conscience, face à son ultime réalité. Il était tenu de n'absorber aucune nourriture, ni solide, ni liquide, de demeurer assis en posture de veille quiète et d'interdire à sa physiologie de céder à l'appel du sommeil. Cet état de veille prolongé, harassant, était en principe destiné à révéler au reclus la sincérité, la profondeur de son aspiration à la chevalerie. De très vieux chevaliers, dont personne ne parvenait à démêler la part de divagation dans les récits embrouillés, prétendaient qu'autrefois, dans les temps héroïques, cette retraite ne durait pas trois mais trente jours et que si la vocation du guerrier aspirant n'avait pas toute la clarté et la détermination voulues, il pouvait y rencontrer sa propre mort.

Lorsque son tuteur, Choud Al Bah, accompagné d'un garde délégué du collège décisionnel, avait fait procéder à la fermeture officielle de la porte de sa cellule après les recommandations d'usage, Filp s'était lentement installé en position de veille quiète et avait tranquillement laissé se dévider le fil de ses pensées que l'isolation acoustique et visuelle avait instantanément rendues aiguës, presque palpables...

Il suit en cela le conseil de son directeur de conscience :

« Ne retenez pas vos pensées. Au bout du fleuve de vos pensées, il y a la source, le lac du Xui. Votre énergie propre. Votre vérité. Elle apparaîtra d'elle-même sans que vous ayez à la traquer. Mais surtout, chassez sans pitié le sommeil. Si vous vous endormez, vous risquez de passer à côté de la révélation. N'ayez ni crainte ni angoisse. Elle vous dira si vous êtes digne de la chevalerie, ce dont moi, je suis persuadé... »

En un premier temps, le courant l'entraîne spontanément vers Aphykit. Il estime que le fait d'être privé de sa présence sera sans doute l'épreuve la plus difficile à supporter tout au long de ces trois jours. Il lui tarde de la revoir, elle remise de sa maladie et lui recouvert de la bure grise du chevalier, seul état qu'il juge digne d'elle. Le visage de la jeune femme ne le quitte pratiquement pas, resurgit dès que se manifeste un léger découragement, un début de fatigue ou un embryon de doute. Ce doute qui, peu à peu, après l'apaisement premier de l'esprit, vient le larder de ses piques empoisonnées, saper le précaire rempart de foi hâtivement reconstruit lors de son entretien avec les sages du collège et le vénérable Plays Hurtig. Ce doute qui prend les traits et la voix du chevalier Long-Shu Pae, le banni, l'exclu, dont les paroles doucereuses, vénéneuses, remontent à la surface de sa mémoire, indélébiles, brûlantes, imprégnées d'un singulier parfum de vérité, d'une vérité bien différente en tout cas de celle proférée à cor et à cri par la hiérarchie du monastère.

Au fur et à mesure que le temps s'écoule avec une lenteur exaspérante, Filp ne parvient plus à repousser l'image envahissante de Long-Shu Pae. Même mort, le chevalier exclu est un prédateur qui lui dévore le cœur et les entrailles. Il sent que son âme est absorbée par celle de son compagnon de mission sur Point-Rouge. Comme le petit rongeur prisonnier des griffes d'un fauve, il tente encore de se dégager, de lutter jusqu'au bout, mais il doit se rendre à l'évidence : chacun de ses efforts ne parvient qu'à renforcer son attirance, sa fascination. En ce moment particulier où se joue son avenir, il ne peut plus se dissimuler sous son habituel vernis de certitude, se protéger derrière son prosélytisme arrogant, et cette mise à nu de son intimité lui procure un terrible sentiment de peur. Il retarde l'échéance, se concentre sur l'image d'Aphykit, sur ses souvenirs d'enfance, sa famille, sur le long cheminement qui l'a conduit des jungles sbaraïques jusqu'à cette cellule ténébreuse, imprégnée d'une odeur de sel et d'iode.

Mais fuir sans cesse l'évidence ne réussit qu'à la conforter, à l'étayer. Les paroles de Long-Shu Pae sont celles qui s'approchent le plus de la pureté originelle de l'enseignement, tel qu'il a été codifié par les mahdis des premiers temps. L'Ordre l'a progressivement dénaturé et la menace de conflit qui pèse sur lui n'est que la conséquence de cette perte de la connaissance.

Tout son corps hurle cette certitude. Il ressent ce cri comme un parjure de son serment aux quatre sages du collège, comme une injure crachée à la face de son invisible maître, le mahdi Seqoram, dont il implore le secours éclairé, le soutien de lumière dans le sombre tunnel qu'il traverse. Il en appelle à la vénérable tradition des mahdis dont il a aperçu les visages sur le tableau holo du plafond de la salle d'audience du collège. Mais sa prière reste vaine, aucune voix amicale ne vient soulager sa solitude, sa souffrance. Il regrette la pusillanimité dont il a fait preuve lorsqu'il a essayé de retrouver l'accès de la crypte des archives, il maudit sa faiblesse qui l'a empêché d'accéder à la connaissance du passé. Il admire le courage de Long-Shu Pae qui n'a pas craint de braver la toute-puissante hiérarchie collégiale et, plus encore, les interdits de sa propre conscience. Lui, Filp Asmussa, descendant d'une famille noble et fière, en a été totalement, cruellement privé au moment crucial. Ne serait-ce que pour ce manque de vaillance, il s'estime indigne du grade de chevalier.

Progressivement, dans son esprit tourmenté Long-Shu Pae devient la référence. Il n'aurait jamais cru que l'ultime épreuve, cette épreuve qu'il a appelée de tous ses vœux pendant son noviciat, se révélerait aussi déstabilisante. Ce renversement des valeurs, cet effondrement de son édifice idéologique, ce manque de constance dans ses convictions, dans sa foi — n'a-t-il pas juré avec une grandiloquence dérisoire devant les quatre sages du collège et Plays Hurtig qu'il s'engagerait désormais dans la voie avec une fermeté qui ne se démentirait plus ? — prouvent qu'il n'a plus sa place dans l'Ordre absourate.

Comme le chevalier banni, il en arrive à conclure que l'Ordre court à la catastrophe, dans la plaine, loin de la citadelle de silence... La prémonition d'un désastre imminent lui glace le sang, lui retourne les entrailles. Sa confiance en la suprématie de la chevalerie s'effrite, s'évanouit, et le souvenir de sa victoire en duel singulier sur son adversaire en acaba verte, sur Point-Rouge, ne parvient pas à le rassurer, loin de là. Il lui rappelle au contraire l'étrange amertume que lui a laissée dans la gorge l'issue victorieuse de ce combat. Il a l'impression d'avoir été l'instrument naïf d'une machination visant à induire l'Ordre en erreur. A cette idée son cœur se serre, sa bouche devient sèche, ses yeux larmoient, et seule l'évocation d'Aphykit lui évite de perdre pied dans son désespoir. Cet intense et douloureux débat intérieur le torture à un point tel qu'il en oublie la faim, la soif, la fatigue.

« La vérité viendra d'elle-même. Votre lac de Xui... »

Est-ce donc cela, la révélation de sa vérité ? Est-ce donc la certitude qui s'enracine en lui que cet Ordre auquel il a souhaité appartenir de tout son cœur, de toute son âme, n'est plus désormais qu'une pyramide absurde, gérée par une administration desséchée, tatillonne, ayant annexé l'enseignement pour son propre compte ? Est-ce donc ce doute qui développe ses ramifications jusqu'à effleurer le mahdi en personne ?

Il guette alors le jaillissement miraculeux d'une autre vérité, une vérité qui soit enfin conforme à l'idéal de la chevalerie tel qu'il a été décrit par Naflin le fondateur et qui soit un baume apaisant sur son esprit meurtri. Mais rien d'autre ne surgit que ce pressentiment de l'anéantissement imminent d'une institution plurimillénaire. Alors, avant que la folie ne s'empare de lui, il tranche dans le vif, il prend une décision difficile, lourde de conséquences : le renoncement à la bure chevaleresque. Puisqu'il ne ressort de cet implacable examen de conscience qu'un manque de foi générateur de faiblesse, il préfère abandonner, se désister, il ne veut pas être la pierre poreuse dans le rempart, ouvrir une brèche mentale par laquelle l'ennemi s'engouffrera. Il prévoit même, emporté par la spirale de cette nouvelle logique, de ne pas participer à la bataille qui s'annonce. Oh, bien sûr, il passera pour un couard, ses envieux compagnons de noviciat ne manqueront pas de faire des gorges chaudes de son attitude qu'ils jugeront poltronne, inique ! Mais à quoi bon se battre pour une cause que l'on sait perdue d'avance ? D'autres tâches l'attendent sur Sbarao et les Anneaux, où le trône de seigneur est vacant... Sa famille est partie pour les mondes intermédiaires, les mondes des morts, les mondes où les mânes des ancêtres ont tracé le sentier qui mène au Vala phanique, le carrefour des nouvelles vies. N'est-il pas préférable de retourner sur sa planète et d'y organiser la résistance à l'empire plutôt que de se précipiter tête baissée au-devant d'une mort qu'il tient pour certaine ? Lui, le dernier des Asmussa, il se lancera à la reconquête, il brandira le fer, il soufflera le feu et, si le dieu Vala prête vie à Aphykit — et il lui prêtera vie —, il l'épousera et tous deux régneront sur Sbarao et les Anneaux. Tant pis pour l'humiliation, tant pis pour le mépris de ses pairs. Avec un sourire amer il songe qu'il n'y a pas si longtemps, il aurait lancé ses foudres sur le malheureux qui aurait osé soutenir ce genre de propos devant lui.

Cette résolution présente le double avantage de mettre fin à son dilemme et d'apaiser pour un temps la tension de son esprit, comme l'eau fraîche soulage momentanément la brûlure d'un implacable soleil. C'est dans cette disposition qu'il accueille Choud Al Bah...

L'intendant principal posa son regard las sur son filleul, toujours assis sur sa couchette et dont les yeux éblouis ressemblaient à ceux d'un grand-duc gris des mers d'herbe rouge.

Visiblement, Choud Al Bah tentait de deviner sur les traits de Filp le résultat de ces longues heures passées à la seule lueur de sa conscience. De son côté, le guerrier raffermit sa décision de renoncer à la bure et s'arma de courage pour en faire l'aveu à son directeur de conscience.

« Eh bien, mon filleul, dit Choud Al Bah (sa voix était un faible murmure chuintant et essoufflé), quel message vous a délivré votre retraite ? »

Filp savait qu'il allait faire beaucoup de peine au vieux chevalier. Il observa une longue pause. Il ne put soutenir le regard vert fixé sur lui, dont l'acuité perçait sous le voile de fatigue.

« Je crains... je crains qu'elle ne m'ait pas apporté des choses très agréables à entendre, mon parrain », fit-il d'une voix hésitante.

Cependant, contrairement à ce qu'il avait prévu, cette affirmation ne sembla pas affecter l'intendant qui se contenta de hocher la tête à plusieurs reprises. Il n'y avait ni sévérité ni jugement dans les yeux d'émeraude, seulement une déception tempérée.

« Je l'ai su dès que je vous ai vu, dit-il d'un ton las. Et pour tout dire, je m'y attendais un peu... »

Il s'assit sur la couchette, à côté de son filleul, posa les coudes sur les genoux et son menton sur ses doigts croisés.

« Vous avez eu un contact prolongé avec Long-Shu Pae avant votre ultime épreuve, reprit-il doucement. Cela présentait un fort coefficient de risque et il aurait fallu que vous possédiez une âme trempée dans l'acier pour réussir à vous en sortir indemne ! Car vous doutez, n'est-ce pas ? »

Filp acquiesça d'un bref mouvement de tête.

« Je ne suis pas bien placé pour vous en vouloir, Filp... Voyez-vous, ces doutes qui vous rongent, ils m'ont également assailli... et ils continuent encore de m'assaillir. »

Stupéfait, incrédule, le guerrier se tourna vers le vieil homme.

« Et pourtant, je ne compte plus les années depuis le jour où j'ai été admis au rang de chevalier, poursuivit Choud Al Bah. Croyez-vous que le temps et l'expérience m'ont préservé des remises en question ? Comme vous, Long-Shu Pae m'avait entretenu de la crypte secrète des archives et des merveilleuses vidéholos qui permettaient de voir et d'entendre les mahdis des temps anciens. Il avait essayé de me convaincre de me joindre à lui pour obtenir de force une audience auprès du mahdi Seqoram, quitte à défier le barrage dressé par les sages du collège, les vigiles de Pureté et les trapites ! Quitte à provoquer une guerre à l'intérieur de ces murs ! Je ne l'ai pas suivi dans sa démarche et j'ai passé la moitié de ma vie à regretter ma décision, l'autre moitié à la justifier. Alors, comment pourrais-je vous reprocher vos incertitudes, à vous qui n'étiez pas encore revêtu de la bure quand vous avez rencontré celui qui a failli révolutionner l'Ordre absourate !

— Mais, si vous le saviez, pourquoi m'avez-vous recommandé auprès du collège pour que je sois investi de la mission sur Point-Rouge ? demanda Filp avec une nuance de reproche dans la voix.

— Peut-être parce que j'espérais trouver une réponse à travers vous... une réponse par procuration, en quelque sorte. J'espérais que l'enthousiasme de la jeunesse réussirait là où avait échoué la résignation de l'âge...

Mais laissons les mots et les chimères et revenons au présent : votre retraite n'a duré que deux jours.

— Pour quelle raison ? cria Filp, offusqué, mortifié de surcroît d'avoir été manipulé par le vieil intendant. Pourquoi l'avoir interrompue alors que ma vérité ultime allait peut-être m'être révélée pendant mon dernier jour ?

— Ne vous fâchez pas ! C'est un ordre du collège, répondit Choud Al Bah dont le calme parvint à apaiser l'irritation naissante de son filleul. C'est donc un ordre du mahdi. Nous livrons bataille ce matin... »

Pris de court, Filp se pétrifia sur la couchette.

« Ce... ce matin ?

— Ce matin. Sur la plage orientale de la presqu'île... Voici enfin venue l'heure de l'Ordre, mon filleul. Voici enfin que se présente l'occasion que nous attendions, vous, moi, nous tous, jeunes et vieux chevaliers, de savoir si nous sommes encore dans le sens de l'évolution. Les armées du nouvel empire sont rassemblées sur le sable et nous défient. Les mêmes qui ont assassiné votre famille... Oh, comme ça, à les voir, elles ne paraissent pas très impressionnantes. Elles sont composées de trois cents Scaythes d'Hyponéros, d'autant de mercenaires de Pritiv et de quelques officiers de l'interlice confédérale... Et nous sommes plus de dix mille ! Quoi qu'il en soit, il nous faut les affronter. C'est l'unique raison pour laquelle votre retraite a été interrompue. Mais, à titre exceptionnel et en vertu d'une décision du collège, je suis habilité à vous faire chevalier. Vous vous passerez donc du cérémonial habituel d'intronisation mais recevrez à travers moi la bénédiction du mahdi Seqoram.

— Je n'en suis pas digne, chevalier ! Je suis faible ! »

Les yeux embués, Filp avait lâché ces mots avec un désespoir poignant. Il était sur le point de s'allonger sur la couchette et de pleurer toutes les larmes de son corps. Compatissant, Choud Al Bah prit délicatement entre ses doigts le poignet de son filleul.

« Croyez-vous que j'en sois digne moi-même ? dit l'intendant. Croyez-vous que moi, votre conscience tutélaire, j'ai atteint mon lac de Xui, ma source ? Ne soyez donc pas faussement modeste, Filp ! Soyez simplement humble. L'accession au grade de chevalier n'est pas un but en soi mais un palier, une étape. Considérez-la comme la première marche de l'escalier de l'évolution. Si vous acceptez votre intronisation, vous ferez preuve d'une réelle humilité, d'une vraie lucidité, d'un vrai courage. Vous ouvrirez votre âme et ainsi, c'est un jeune chevalier conscient des progrès qu'il lui reste à accomplir qui livrera sa première bataille dans les rangs de l'Ordre. Après, vous agirez comme bon vous semblera mais vous resterez toujours un chevalier, c'est-à-dire quelqu'un qui n'hésite pas à remettre cent fois son ouvrage sur le métier et qui, coûte que coûte, avance sur son chemin personnel d'évolution. »

Les paroles de l'intendant, empreintes d'une humanité et d'une chaleur plus que rares dans l'enceinte du monastère, bouleversèrent Filp, l'émurent à un point tel qu'il en oublia son énergique résolution antérieure et qu'il fut transporté par un nouvel élan d'enthousiasme en comparaison duquel ses états d'âme vacillants et souffreteux de la veille lui apparurent sous un aspect puéril, ridicule. C'était comme si un flot de lumière venait effacer, d'un coup de pinceau étincelant, les doutes et les peurs des ténèbres, comme s'il révélait le caractère anodin d'ombres que l'obscurité rendait redoutables, terrifiantes. Les traits hâves et la barbe naissante de Filp accentuaient son air hagard, fébrile.

« Pourquoi ne m'aviez-vous encore jamais parlé de la sorte, vous, mon directeur de conscience ?

— Seuls les maîtres et les professeurs sont autorisés à dispenser l'enseignement oral. Les autres, dont je fais partie, se doivent d'expérimenter, de chercher le sentier de leur lac de Xui... Mais nous reparlerons de cela plus tard, si vous le voulez bien. Le mahdi prononcera l'allocution d'avant-guerre dans une quinzaine de minutes devant tous les membres du monastère réunis dans la cour d'honneur. Ce sera, pour vous et pour moi, l'occasion de le voir enfin ! Que décidez-vous ?

— J'accepte la bure et la tonsure ! s'écria Filp. Je les accepte parce que, grâce à vous, je les vois sous un jour nouveau ! Je les accepte en connaissance de cause, sans plus me faire d'illusion sur ce qu'elles représentent !

— Voilà qui est parlé comme un chevalier ! fit Choud Al Bah dont les traits enrobés trahirent un immense soulagement. A présent, allons à l'essentiel : adoptez la position du renoncement au petit soi et de l'ouverture au Soi, au Xui. Pendant ce temps, je vais prévenir les deux assesseurs qui attendent dans le couloir. Ce sont deux chevaliers de mes amis. »

Le vieil intendant s'éclipsa. Filp décroisa lentement ses jambes engourdies par leur longue immobilité, esquissa quelques gestes d'assouplissement, s'agenouilla devant la couchette et baissa la tête et les yeux. La posture du renoncement se pratiquait normalement sous l'immense tableau holographique du plafond de la salle d'adoubement, sur lequel étaient inscrits, dans la langue morte de Terra Mater, les textes des origines. Elle symbolisait le désir de l'aspirant de mettre son petit soi, son ego individuel, au service de l'univers, le Soi imprégné du Xui vital.

A cet instant, Filp eut la nette impression de tricher avec lui-même. Il avait beau tenter de pratiquer la posture avec sincérité, il ne pouvait étouffer la petite voix surgie du fond de son âme : elle chuchotait obstinément qu'il accomplissait ce rituel uniquement pour faire plaisir à son vieux parrain. Elle lui suggérait de renoncer non seulement au Xui, mais à la chevalerie, à l'adoubement, à l'absurde bataille qui se préparait. Elle prétendait que le vrai courage consistait dans l'accord parfait avec son petit soi, avec sa vérité, aussi déshonorante qu'elle parût, et non dans une adhésion factice aux dogmes prônés par d'autres.

Combien différentes de celles qu'il avait imaginées se révélaient les circonstances de son adoubement ! De la solennité, de la majesté, de la présence du mahdi Seqoram et de tous les dignitaires de l'Ordre, du bonheur, de la ferveur mystique dont il avait rêvé ne restaient que la sobriété d'une cellule humide, l'assistance de trois vieux chevaliers et les fragments de sa foi éparpillés sur une mer d'amertume !

Les trois chevaliers pénétrèrent à l'intérieur de la petite pièce. Les deux assesseurs étaient des vieillards au visage racorni, aux yeux éteints, vêtus de bures râpées et constellées de taches noires. L'un portait à bout de bras une bure neuve pliée et l'autre un coussin blanc sur lequel reposaient une paire de ciseaux, un petit récipient nacré et divers ustensiles de rasage.

Choud Al Bah s'approcha du guerrier, se fendit d'un salut cérémonieux, paume de la main droite posée à la verticale sur son front, et déclara :

« En vertu du pouvoir d'adoubement qui m'a été conféré par le collège décisionnel, au nom du mahdi Seqoram, grand maître de la tradition absourate, moi, Choud Al Bah, élevé au grade de chevalier et tutelle de conscience du guerrier Filp Asmussa, mes deux assesseurs Môlin Renehar et Ty Zarovov, également élevés au grade de chevalier, allons prononcer le serment de Chevalerie tel qu'il fut codifié par notre vénéré fondateur, le mahdi Bertelin Naflin. A l'issue de ce serment, le guerrier Filp Asmussa ici présent sera revêtu de la robe de bure et marqué de la tonsure perpétuelle, signes intangibles de son appartenance à l'Ordre absourate auquel il vouera obéissance, observance des coutumes, respect et confiance, auquel il fera dorénavant le don de son individualité. »

Après le moment de silence observé pour donner au rituel le semblant de solennité que sa précipitation risquait d'occulter, Choud Al Bah et les assesseurs entonnèrent l'hymne du serment d'origine, en langue de Terra Mater, un chant à la fois grave, martial et harmonieux.

Malgré ses efforts, Filp ne parvenait pas à s'investir dans le rituel. Il se sentait étranger à cette liturgie abstraite, un peu comme un ethnologue observe les rites d'une tribu dont la symbolique lui échappe totalement. Il se surprit à penser qu'il s'y ennuyait ferme. Ils étaient quatre voleurs qui s'emparaient à la sauvette d'un or trop précieux et trop lourd pour eux. Il eut honte de ce sentiment d'indifférence et s'évertua à le refouler dans les couches profondes de son esprit. Le visage d'Aphykit vint heureusement lui tenir compagnie jusqu'à l'issue de la cérémonie.

 

A la fin de l'hymne, Choud Al Bah s'adressa à son filleul, toujours agenouillé devant lui :

« Guerrier Filp Asmussa, êtes-vous prêt à faire ce serment vôtre ? Etes-vous prêt à jurer de votre foi en la chevalerie ? »

Filp eut un bref moment d'hésitation, pendant lequel il fut tenté de prendre ses jambes à son cou et de courir à perdre haleine droit devant lui.

« Je... je jure ma foi », dit-il d'une voix effacée.

Et son corps tout entier hurla son désaccord.

« Bien. De par votre honneur, l'honneur inaltérable du chevalier, vous vous engagez à ne jamais enfreindre ce serment, quelles que soient les circonstances. Vous tiendrez-vous à cet engagement ? »

Filp tenta de raffermir sa voix.

« Je m'y tiendrai !

— Bien. Moi, Choud Al Bah (le vieil intendant articulait à présent chaque mot, chaque syllabe), chevalier de l'Ordre absourate, en présence de mes deux assesseurs, je vous élève au grade de chevalier. Veuillez vous relever, chevalier, et vous dépouiller de votre ancienne défroque ! »

Filp s'exécuta, un peu rapidement peut-être en regard de la gravité qui sied à un tel événement. Il se dévêtit avec empressement de sa robe couleur bronze, cette robe de l'aspirant qui avait été la fidèle compagne, maintes fois honnie, maintes fois aimée, de ses trois années d'apprentissage. Il quittait sa « brune », ainsi que les aspirants et les guerriers surnommaient affectueusement leur robe, et, alors que cette séparation aurait dû représenter un passage capital de son existence, il s'en débarrassait avec un désabusement proche du cynisme. Brusquement, elle n'était rien d'autre qu'un morceau de tissu trop longtemps porté et vaguement nauséeux.

Il se retrouva nu dans la cellule. La fraîcheur matinale transperçait les pierres du mur et couvrait sa peau de longs frissons.

« Asseyez-vous, chevalier ! »

Filp se laissa docilement choir sur la banquette. Une pensée impudente le traversa : quel intérêt y avait-il à pratiquer la tonsure perpétuelle sur un chevalier nu et grelottant ? N'aurait-il pas été plus simple, plus logique de lui remettre d'abord la fameuse bure grise pour lui éviter de geler sur place ? Ou était-ce pour que les yeux vitreux de ces vieillards aient le temps de se repaître de son corps ? Pour la seconde fois, il s'en voulut d'avoir des pensées aussi négatives. Il pesta contre le relâchement de son mental qui semblait prendre un malin plaisir à gâcher, à piétiner ces instants en théorie sacrés.

Il huma l'odeur rance de l'assesseur qui lui dégrossissait les cheveux à coups de ciseaux maladroits. Puis il sentit, non sans inquiétude, le fil tranchant et tremblant d'une lame de rasoir glisser sur la partie dénudée de son cuir chevelu. Parvenu à ses fins sans accroc notoire — une estafilade longue de trois centimètres n'était pas considérée comme un accroc notoire —,

l’assesseur appliqua l'« onguent des lunes », une pommade très ancienne qui interdisait la repousse des cheveux à l'emplacement de la tonsure.

Une fois achevée cette besogne capillaire, le second assesseur tendit la bure à Filp qui, frigorifié, épuisé, négligea le préambule méditatif que les nouveaux chevaliers étaient censés observer devant cet insipide bout de tissu gris, ex-objet de leur prosélytisme et de leur convoitise, et se hâta de s'en recouvrir. Il crut percevoir des lueurs de frustration dans les yeux des assesseurs.

II se dit qu'il ferait décidément preuve d'ignominie jusqu'au bout.

Choud Al Bah étreignit son filleul avec chaleur.

« Vous verrez, lui souffla-t-il à l'oreille. Cette bure sera un nouveau point de départ... »

Cinq minutes plus tard, Filp et les trois vieux chevaliers rejoignirent la cour d'honneur où les dix mille membres de l'Ordre, du plus ancien au plus jeune, du plus important au plus humble, avaient été disposés selon leur ordre de préséance. Sur l'arc monumental du mahdi Drui-a-Der flottait une immense bannière absourate, frappée d'un trill holo géant dont les grands yeux vert pâle contrastaient de manière saisissante avec la robe feu rayée de pourpre. En dessous, sur une estrade bleue, se tenaient les quatre sages du collège, drapés dans leur toge blanche, immaculée. Leur crâne était rasé de près. Ils encadraient ira fauteuil de bois sculpté, situé sous un dais aux couleurs vives et recouvert d'une peau de trill rongée par les mites. Ge siège, vieux de plusieurs siècles et réservé au mahdi, était vide pour le moment. Légèrement en retrait des quatre sages, figé dans sa robe rouge sang, crâne chauve luisant au-dessus de sa mince couronne de cheveux, petits yeux sévères et soupçonneux fixés sur l'assemblée, se dressait la silhouette élancée du vénérable Plays Hurtig, grand responsable du bureau de Pureté.

Lorsque Choud Al Bah invita Filp à prendre place dans les rangs gris des chevaliers tonsurés, les yeux de ses proches condisciples, perdus dans la mer bronze qui s'étalait sur le côté gauche de l'arc Drui-a-Der, s'emplirent d'admiration envieuse. Filp leur fit un signe d'amitié d'un petit geste de la main. Les pauvres, s'ils savaient... Un silence de plomb ensevelissait la cour d'honneur entourée des arches de pierre jaune et des dômes de cuivre des salles de connaissance. Mouettes jaunes et fous à crête d'argent avaient déserté les bâtiments comme pour éviter de troubler ce calme trompeur, annonciateur d'une tempête. On n'entendait pas les piaillements aigus et les trompettements qui constituaient d'ordinaire le fond sonore permanent et familier du monastère.

L'un des quatre sages, celui dont Filp se rappelait la sécheresse coupante de la voix, prit la parole :

« Chevaliers, guerriers, aspirants, aujourd'hui est un grand jour S Le jour pour lequel l'Ordre a de tout temps été conçu ! Que grâce soit rendue à notre fondateur, le mahdi Naflin. L'ennemi cherche à renverser les bases de la Confédération ! Il est celui par qui l'équilibre menace d'être à jamais rompu ! Il est là, à nos portes, sur le sable qui borde nos propres murs ! Le mahdi Seqoram nous a chargés, nous humbles membres du collège décisionnel, de vous transmettre ses volontés et de vous assurer de son soutien dans cette épreuve ! »

Filp, dont l'ultime et fragile espoir reposait sur cette perception directe, physique du grand maître, se demanda quelle raison pouvait bien dissuader le mahdi de se montrer en personne. Pourquoi restait-il emmuré dans son donjon, dans cette maudite tour qui tutoyait le ciel ? Sous le coup de la déception, une de plus ! il chercha le regard de Choud Al Bah, placé quelques rangs plus loin. Il ne le croisa pas mais remarqua que l'annonce de l'absence du mahdi avait complètement retourné le vieil intendant dont les traits s'étaient décomposés. Choud Al Bah avait la tête de celui qui vient d'être frappé par une soudaine et terrible évidence et qui éprouve les pires difficultés à s'en remettre.

« Mais soyez certains que, du haut de son donjon, le mahdi Seqoram nous guidera par l'esprit ! poursuivit le sage du collège. Il nous soutiendra avec d'autant plus d'efficacité qu'il sera dans le calme, dans le Xui, loin du chaos ! A vous, chevaliers, s'offre la chance unique d'utiliser vos connaissances. Aussi, nous vous en conjurons, le mahdi vous en conjure, affermissez votre mental ! Ne vous laissez pas déstabiliser par les diversions psychiques de vos adversaires qui, d'après les renseignements remontés de nos réseaux extérieurs, sont experts en la matière. Soyez les maîtres du son ! Que votre cri de mort soit sans faille, sans pitié ! Voici quelles sont les dispositions prises par le mahdi pour la bataille : en première ligne combattront les chevaliers confirmés, encadrés par le corps des trapites dont il n'est pas besoin, je pense, de rappeler l'efficacité. En seconde ligne se tiendront les chevaliers en cours de perfectionnement. Ils prendront le relais des troupes d'élite dans le cas improbable d'une défaillance de celles-ci. Quant aux guerriers, aspirants et administratifs, ils resteront à l'arrière. Leur rôle sera principalement d'ouvrir tout grands leurs yeux et leurs oreilles, ces fenêtres de l'âme, afin qu'ils s'imprègnent à jamais de l'irremplaçable expérience qui va se perpétrer devant eux ! »

Aux frémissements qui parcouraient l'assemblée, Filp comprit que sa retraite l'avait tenu à l'écart de la fièvre, de la folie qui s'étaient emparées du monastère. Les trapites, en particulier, bouillaient d'impatience d'en découdre avec les armées du nouvel empire, de démontrer leur valeur au combat, de chevaucher leurs rêves insensés de gloire et d'orgueil. Filp se sentait étranger à cette exaltation, à cette ivresse, il était comme un bloc de glace au milieu des flammes. Il tenta de repérer la tête difforme du chevalier de guérison, Nobeer O'An, avec lequel il comptait s'entretenir brièvement d'Aphykit, mais il ne parvint pas à le localiser. Il était difficile d'extraire un visage de cette foule, même parfaitement ordonnée. Chaque mètre carré était occupé sur cette gigantesque esplanade hexagonale incrustée de pavés inégaux et disjoints. Filp n'aurait jamais cru que les différentes bâtisses du monastère renfermaient autant de monde dans leur sein de pierre et de pénombre. Où était Nobeer O'An ? Et où était Aphykit ? Reverrait-il un jour la jeune femme ?... Il n'y avait qu'une seule manière d'en être sûr : sortir des rangs, foncer dans le dédale des couloirs jusqu'au bloc de guérison, la jucher sur ses épaules et fuir.

« Tout membre de l'Ordre, qu'il soit affecté à l'intendance ou à la guérison, devra se rendre sur la presqu'île afin de soutenir les combattants actifs par l'immersion dans le lac du Xui ! reprit le sage dont la voix forte se répercutait de mur en mur. Une gloire éternelle s'abattra sur vous, votre renommée franchira les siècles ! Vous survivrez à l'oubli de l'histoire ! Vous serez pour toujours ceux qui ont vaincu les fossoyeurs de l'univers recensé ! Vous vous battrez pour la liberté, pour la vie!... Les portes vont à présent s'ouvrir. N'oubliez jamais que, du haut de sa tour, le mahdi nous voit et nous encourage ! Que tout soit accompli avant l'heure du magisant ! »

Choud Al Bah enfonça son regard dans celui de Filp : dans les yeux verts du vieil intendant dansaient de sombres étincelles de désespoir. Ils semblaient implorer son pardon. Alors Filp eut vraiment peur. Des mains de glace furetèrent dans ses poumons, dans son ventre. Mais un reste de fierté lui interdit de déserter, de s'élancer vers le bloc de guérison comme l'exigeaient toutes les fibres de son corps.

Les vantaux massifs des portes monumentales, au nombre de six, pivotèrent l'un après l'autre et découpèrent une large brèche dans le mur d'enceinte du monastère, C'était la première fois dans l'histoire de l'Ordre qu'on les ouvrait toutes les six en même temps. Les énormes traverses de fer qui les barraient s'étaient tellement gondolées sous l'effet de l'humidité qu'il fallut les entailler à coups de hachelase afin de les extirper de leurs pênes. Filp jeta encore une fois de furtifs coups d'oeil autour de lui mais ne distingua pas le visage, reconnaissable entre tous, de Nobeer O'An dans la mer de têtes environnante. Où était passé le chevalier de guérison ?

La chevalerie absourate s'écoula en rangs serrés par les gigantesques plaies incisées dans le rempart. Elle se répandit sur la plage de la presqu'île délaissée par l'océan des Fées d'Albar, à marée basse. Le sable était encore humide par endroits. Pas un souffle de vent n'agitait la chape céruse et figée des nuages uniformes. Seuls la rumeur diffuse des vagues du large et les cris lointains des mouettes jaunes et des fous à crête d'argent égratignaient cette étrange atmosphère feutrée.

Les sages du collège, tout de blanc vêtus, suivis des taches rouges des vigiles de Pureté, conduisaient les troupes de l'Ordre. Puis venaient les trapites aux trognes féroces, marchant d'un pas allègre vers le lieu du combat, les gardes et les délégués des gardes — Filp reconnut parmi eux Godégézil Szabbo, le géant blond qui l'avait introduit dans la salle d'audience du collège. Leur succédaient les cohortes des chevaliers aux bures grises et les phalanges bronze des guerriers et des aspirants, aux visages à la fois excités et inquiets. Fermaient la marche les membres de l'intendance, de l'administration et de la guérison, vêtus de leur sempiternelle robe droite vert sombre, bleu céruléen ou bleu marine selon leurs fonctions respectives.

Pour Filp, il était maintenant trop tard. Il ne pouvait plus reculer. La peur était un long serpent visqueux et froid qui déroulait ses anneaux dans ses entrailles.

En face, à l'autre bout de la presqu'île, attendaient les armées du nouvel empire. Armée était un grand mot : en comparaison de l'interminable flot humain vomi par les portes du monastère, les quelques centaines de Scaythes, de mercenaires de Pritiv et d'interliciers groupés sur le sable ocre paraissaient bien peu nombreux. Les tueurs mentaux en acaba noire formaient un escadron de spectres impassibles qui paraissaient flotter au-dessus du sol. Légèrement à l'écart se tenaient une acaba bleue et une acaba pourpre.

En tant qu'expert, Harkot, placé aux côtés de Pamynx, avait été chargé de prévoir au moyen de l'inquisition mentale les décisions et mouvements de l'ennemi. Le discours du sage du collège devant tout l'Ordre assemblé l'avait d'autant plus diverti qu'il avait été prononcé au nom d'un fantôme, le fantôme du mahdi Seqoram. Il l'avait lu dans les esprits tortueux des quatre vieillards et du responsable du bureau de Pureté. Ils étaient aussi retors, calculateurs et dénués de scrupules que Barrofill le Vingt-quatrième, le muffi de l'Eglise du Kreuz. En dépit de leur unicité, de leur ego, certains esprits humains se ressemblaient étrangement. Sans le mahdi pour le diriger, l'Ordre constituait une proie trop facile. Certes, le cri de mort des chevaliers pouvait se montrer d'une redoutable efficacité contre des adversaires ordinaires, aux potentialités mentales limitées, et il était probablement supérieur aux armes sur tous les plans, si sophistiquées soient-elles. Mais qu'adviendrait-il de sa puissance destructrice face aux insondables tueurs mentaux ?

Quelque chose de plus important que l'issue trop prévisible de cet affrontement tracassait Harkot. Ses antennes subtiles détectaient une présence ténue, située non loin de la presqu'île. Une présence volatile qu'il ne parvenait pas à saisir. Elle échappait sans cesse à ses tentatives d'investigation. Il avait beau battre le rappel de toutes ses ressources mentales, il restait à la porte de ce sanctuaire de silence qu'il s'escrimait à vouloir profaner. Le seul élément dont il fût certain, c'était qu'il se tenait à l'écart des légions absourates qui se déployaient en éventail sur le sable de la plage. Dans le doute, il estima qu'il s'agissait de la fille du Syracusain Alexu, qu'il savait réfugiée à l'intérieur du monastère. Il décida de tout mettre en œuvre pour la retrouver après la bataille et en avoir ainsi le cœur net. Cette présence fuyante constituait — et les maîtres germes en étaient également persuadés — le véritable ennemi et non pas, comme le prétendait Pamynx, les dérisoires colonnes de la chevalerie qui évoluaient en ordre impeccable quelques pas plus loin. Mais le temps de Pamynx s'achevait. Les impulsions de l'Hyponériarcat s'adressaient dorénavant à la nouvelle antenne majeure des mondes recensés, Harkot. Pour le succès de la sixième étape du Plan, il était d'une importance capitale de découvrir rapidement les raisons pour lesquelles cet esprit, qu'il fût ou non celui de la fille Alexu, passait au travers des mailles très serrées de son investigation mentale.

Les deux armées se défient en silence, trognes pétries d'insolence des trapites contre capuchons noirs et mystérieux des acabas. D'un côté, la muraille béante du monastère léché par l'eau étale. De l'autre, les premiers brisants découpés du continent d'Albar, enserrant dans leurs mâchoires rocheuses les petites criques au sable doré et jonché d'algues vert jade. L'océan des Fées d'Albar s'est retiré dans sa tanière du large comme s'il refusait d'intervenir dans le conflit.

Sur un ordre pensé du connétable, les tueurs mentaux entrent en action. Non loin de Filp Asmussa, une cinquantaine de chevaliers s'effondrent sur le sable dur, comme cueillis par la lame d'une invisible faux. Les trapites, revenus de leur surprise, poussent les premiers cris de mort qui lacèrent effroyablement le silence mais dont la puissance se perd dans l'abîme sans fond de leurs cibles.

Choud Al Bah, blême, constate que les sons de mort n'ont touché aucun adversaire.

« Nous sommes perdus ! » hurle-t-il en levant les bras au ciel.

Les quatre sages du collège gisent déjà aux côtés des cadavres des trapites et des chevaliers abattus. Leurs robes blanches sont maculées de traînées rouille de sable humide.

Choud Al Bah court vers Filp Asmussa, interdit, tétanisé.

« Pardon ! Pardon ! Je n'aurais pas dû... »

Le vieil intendant n'a pas le temps d'en dire plus : il s'écroule dans les bras de son filleul. Une abominable lame de douleur lui déchire le cerveau. Il retombe inerte, face contre le sable.

C'est maintenant la panique dans les rangs décimés de l'Ordre. La mort surgit de nulle part, implacable, imprévisible. Elle frappe aussi bien les chevaliers, les guerriers, les aspirants que le personnel d'encadrement. Plays Hurtig, ailes rouges déployées, vole sur la plage et tente de retenir les aspirants et les guerriers terrorisés qui prennent leurs jambes à leur cou et s'enfuient en direction du monastère. C'est exactement ce qu'attendent les mercenaires de Pritiv pour les coucher en joue. Les disques sifflants et tournoyants jaillissent de leurs bras tendus et se fichent dans le cou ou le dos des fuyards qui chancellent et s'affaissent dans les rigoles de leur sang. Des têtes aux yeux exorbités roulent dans les flaques laissées par l'océan. Des hurlements d'épouvante, des sanglots, des cris d'agonie s'élèvent. Où est le mahdi Seqoram ? Pourquoi le grand maître les abandonne-t-il à leur sort ?... Un disque tranche un bras de Plays Hurtig. Un deuxième lui taillade les reins. Il s'empêtre dans les plis de sa chasuble et s'étale près d'un rocher sur lequel sa tête se fracasse.

Les dernières pensées de Filp Asmussa, troisième fils de Dons Asmussa, seigneur de Sbarao et des Anneaux, ne furent pas pour Aphykit mais pour Long-Shu Pae. Il se souvint des paroles du chevalier proscrit, il se souvint combien elles l'avaient blessé. La vérité n'est pas toujours agréable à entendre :

Une machine de paix fait une bien piètre machine de guerre...

Un voile noir lui obscurcit les yeux. Il tenta d'extirper de ses mains l'insupportable douleur qui lui laminait l'intérieur du crâne.

CHAPITRE XX

Le mystère a longtemps plané sur l'incendie qui a éclaté dans les fondations du monastère absourate avant sa démolition au rayon momifiant. Plusieurs hypothèses se sont affrontées à ce sujet : certains historiens y voient une intervention de la hiérarchie collégiale, désireuse de détruire les traces, les éventuelles preuves de ses crimes contre la chevalerie. A l'appui de cette thèse, la découverte des squelettes à l'emplacement supposé des fondations de la construction. D'autres émettent l'idée qu'une partie de l'affrontement se déroula dans l'enceinte même du monastère et que les assassins de la secte de Pritiv, disposant d'armes à rayons incendiaires, allumèrent un feu souterrain pour couper la retraite aux membres de l'Ordre qui tentaient de fuir par les tunnels et galeries excavés. La découverte des squelettes peut également corroborer cette éventualité, bien sûr...

Quant à moi, humble spécialiste de la vie de Sri Lumpa, je vois en cet incendie un signe de son passage sur Selp Dik... Ne protestez pas ! Je sais que cette hypothèse paraît farfelue à beaucoup d'entre vous, mais laissez-moi finir... S'il vous plaît!... Je suis persuadé que Sri Lumpa a emprunté ces galeries souterraines pour empêcher Naïa Phykit de tomber aux mains de l'armée impériale. Il est fort possible, voire probable, que ces ossements exhumés soient ceux de chevaliers assassinés par les hommes de main de la hiérarchie... Peut-être même se trouve-t-il parmi eux ceux du mahdi Seqoram en personne... S'il vous plaît ! Laissez-moi terminer!... Mais cela n'a rien à voir, selon moi, avec l'incendie qui n'est dû, d'après les témoignages des descendants directs des disciples de Sri Lumpa que j'ai pu rencontrer, qu'à l'action isolée d'un chevalier pris de démence, le fameux « fou des ténèbres » dont parle une chanson des pêcheurs selpidiens, vaincu, je cite, par l'« apprenti magicien sauvé des pleurs des fées », autrement dit le futur Sri Lumpa... S'il vous plaît!...

Voilà qui apporte un éclairage tout à fait nouveau et, je pense, satisfaisant sur ce vieux mystère, en même temps que sur cette période méconnue de la vie de Sri Lumpa... Au lieu de hurler, vous feriez mieux de me demander de vous fournir non pas les preuves mais au moins les arguments qui m'ont conduit à envisager d'une manière méthodique cette hypothèse...

 

Conférence publique et houleuse d'Anatul Hujiak, historien et érudit néoropéen, auteur d'une biographie contestée de Sri Lumpa.

01 - Les guerriers du silence
titlepage.xhtml
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_000.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_001.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_002.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_003.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_004.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_005.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_006.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_007.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_008.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_009.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_010.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_011.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_012.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_013.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_014.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_015.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_016.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_017.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_018.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_019.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_020.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_021.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_022.htm
01 - Les guerriers du silence - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_023.htm